25.1.11

saisir l'essence de l'espace urbain

Appréhender la ville et révéler son essence est primordial. Cela permet d'avoir une meilleure compréhension de ce qui nous préoccupe. Devant l'insuffisance des définitions théoriques qui, bien qu'indispensables, n'envisagent jamais la ville dans sa globalité, une approche plus sensible n'est pas dépourvue d'intérêt, malgré tous les risques inhérents à la subjectivité.

La méthode de Perec pour sa Tentative consiste, par le biais d'une démarche que l'on peut qualifier de scientifique (l'usage de l'inventaire), à vouloir capter l'essence du lieu choisi :

« Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites, inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l'on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n'a pas d'importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages. »

Le fait de saisir chaque détail de lieu et d'action relève d'une volonté de trouver, au-delà des apparences, ce qui fait la particularité de ce lieu, ce qui fait qu'il est ce qu'il est. Nous pouvons trouver une autre approche de cette quête de l'essence urbaine dans le film de Jacques Tati PlayTime (1964-1967). Mais alors que Perec tend, dans son inventaire systématique, à révéler entre les lignes une certaine poésie cachée inhérente au lieu, Tati, lui, offre une perception négative de la ville, il en fait un lieu déshumanisé, géométrique, étouffant, pour ne pas dire avilissant. Il s'agit surtout d'une vision critique axée sur le modernisme, voir l'ultra-modernisme, d'une conception de ville, plus que de la ville en soi.

« Ce que dit Tati de la ville moderne, il faut l’entendre dans toute sa force politique, voire pamphlétaire (...). D’abord, le jeu des reflets et de la transparence, matérialisé par les innombrables vitres que l’architecture moderne se plait à utiliser jusqu’à l’overdose. Une vitre a cette curieuse propriété d’offrir à la vue un champ / contre-champ ; on y voit à travers tout en percevant son propre reflet. D’un point de vue politico-symbolique, elle a donc une double fonction. D’une part, c’est un instrument qui permet de tout voir, une force coercitive exercée sur des individus qui ne peuvent se soustraire au regard d’autrui (...) Voir la longue scène chez le camarade de régiment de Mr Hulot, qui se trouve être le voisin du fuyant Giffard : à force d’être visibles depuis la rue, les comportements tendent à être normés, les gestes répétitifs et mécaniques. Comme à l’usine. D’autre part, la vitre, en nous renvoyant sans cesse notre reflet transparent, participe d’une illusion propre à la modernité – au sens où celle-ci n’aurait de cesse de nous éloigner de nos sensations primitives. Parmi les innombrables gags basés sur ces reflets deux d’entre eux retiennent l’attention. D’abord celui, magnifique, où Hulot confond Giffard (derrière lui) et son reflet (devant lui), et se lance à la poursuite de l’insaisissable chimère. Ensuite, ce motif récurrent des monuments parisiens se réfléchissant, en une vue impossible, sur les portes des immeubles. Les deux disent la même chose : qu’à l’image de la fameuse caverne de Platon, les hommes vivent dans un ordre des choses factice, prenant pour la réalité ce qui n’en est qu’une pâle copie( …). L’autre thème développé par le film (...) est celui du totalitarisme. C’est moins l’architecture qui est concernée (...), qu’une série de comportements liés au consumérisme galopant. Le spectre de la déportation veille dans ces nombreuses situations où les déplacements des individus se font sous la forme de marches forcées : Hulot, notamment au début du film, ne se retrouve jamais là où il voulait se rendre. Il semble absorbé par le flux incessant des touristes avançant à petits pas serrés comme s’ils étaient sous la menace de quelque bourreau... »

Jean-Philippe Tessé, extrait de Analyse de PlayTime, sur le site web Objectif Cinéma (objectif-cinema.com).

Le personnage de M. Hulot est ici involontairement subversif en ce qu'il vient, par ses gaffes et son comportement désordonné, enrayer le dispositif avilissant qui l'entoure. Il sait transformer une ville froide et sans âme en véritable terrain de jeu poétique. De même, lorsque vers la fin du film, les gens se voient désinhibés par les effets de l'alcool et de la nuit, ils se réapproprient les lieux de manière festive et spontanée, pendant que les éléments du système, du « décor », dysfonctionnent les uns après les autres jusqu'à la panne. Tati n'essaie-t-il pas de nous montrer ici que la véritable essence de la ville, ce sont les gens ?

Une ville sans habitants n'est pas une ville, tout au plus une ville morte. Ce sont les citadins qui font la ville, qui la font vivre. Un exemple frappant, justement, est le film Dogville de Lars Von Trier, où les bâtiments, les habitations, réduites à de simples marquages au sol, permettent de mettre l'accent sur la vie et les comportements de la communauté qui elle seule donne son âme à la ville, pour le meilleur comme pour le pire.

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